Voyage sous la surface : l’âme géologique des terroirs alsaciens

7 juin 2025

Sous les pieds de la vigne : une mosaïque unique en Europe

L’Alsace est l’une des régions viticoles les plus fragmentées d’Europe sur le plan géologique. Sur moins de 120 kilomètres de long et 5 kilomètres de large, la bande de vigne alsacienne offre une variété de sols exceptionnelle : on en dénombre plus d’une douzaine de types principaux, côtoyant parfois plusieurs géologies sur une seule parcelle. À l’origine, la présence des Vosges à l’ouest et de la plaine du Rhin à l’est a créé un « fossé rhénan ». Ce phénomène, long de 300 millions d’années, a fragmenté la roche mère, apporté des dépôts et fait remonter certaines strates à la surface, dessinant un véritable puzzle (source : Comité des Vins d’Alsace).

Les grandes familles de sols alsaciens

  • Grès : Issus de sable consolidé, on les trouve surtout autour de Barr, Dambach-la-Ville ou à proximité du château du Haut-Koenigsbourg. Ils donnent souvent naissance à des vins fins et délicats.
  • Granite : Présent dans le secteur de Ribeauvillé ou Andlau, il offre une terre acide, pauvre, bien drainée, qui produit des vins à l’acidité marquée et vifs.
  • Calcaire : Entre Eguisheim, Rouffach et Wintzenheim, le calcaire se fait plus fréquent. Il favorise des vins d’une grande élégance, souvent ciselés, dotés d’une minéralité marquée.
  • Marnes : Cette terre argileuse mêlée de calcaire, fréquente à Turckheim ou Guebwiller, donne des vins puissants et intenses, parfois opulents.
  • Schiste et gneiss : Principalement dans le sud et le nord (Ottrott, Thann), ils produisent des vins expressifs, souvent complexes.
  • Alluvions et loess : Dans la plaine, ces sols récents et fertiles donnent des vins plus souples, souvent issus de cépages secondaires.

Des crus, des sols, des visages

Dans la pratique, cette diversité géologique se retrouve dans la délimitation des 51 Grands Crus d’Alsace. Chacun se forge une personnalité grâce à son sous-sol. Deux exemples parmi les plus emblématiques :

  • Le Grand Cru Schlossberg, autour de Kaysersberg, repose sur un granite à deux micas. Il donne naissance à des Rieslings d’une intensité aromatique, d’un éclat minéral et d’une longévité remarquables.
  • Le Grand Cru Hengst de Wintzenheim, planté sur un substrat de marnes calcaires, produit des vins structurés, puissants, à l’acidité plus contenue, où le Gewurztraminer exprime toute sa générosité.

Il n’est pas rare de trouver, à quelques dizaines de mètres de distance, deux vignes conduites de manière identique donner des vins radicalement différents — le travail de la terre et l’exposition jouent, bien sûr, mais la géologie imprime ici sa marque comme rarement ailleurs.

Quand les âges de la Terre racontent les âges du vin

Si la géologie alsacienne est si remarquable, c’est aussi parce qu’elle raconte une histoire longue, où les failles, les fleuves et même les anciens volcans ont participé à dessiner le paysage actuel.

  • Le Fossé Rhénan : Ce couloir tectonique, formé il y a 45 millions d’années, a permis l’apparition de pentes orientées est, bénéficiant à la vigne d’un ensoleillement optimal, tout en protégeant des vents et des excès de pluie grâce au massif vosgien.
  • Les dépôts volcaniques : Sur le Grand Cru Rangen à Thann, un ancien volcan a laissé un sol de tuf et de cendres, donnant des vins d’un caractère fumé, à la force rare en Alsace (source : Alsace-du-vin.com).
  • Les graves glacières, galets et argiles rouges : Héritage du Würm, dernière grande glaciation, ils se retrouvent à Turckheim ou Kientzheim et marquent la typicité de certains rieslings et pinots gris.

Le saviez-vous ? L’Alsace est l’une des rares régions où il est possible de trouver, sur quelques kilomètres, des couches datant du Trias (plus de 200 millions d’années), du Jurassique, du Crétacé et du Quaternaire, parfois sur le même coteau !

La lumière, l’eau, la chaleur : microclimats modelés par la géologie

Ce puzzle de roches et de terres influe puissamment sur le microclimat de chaque cru. Les Vosges, hautes de 1 424 mètres au Grand Ballon, jouent un rôle d’écran : l’Alsace reçoit en moyenne moins de 600 mm de pluie par an à Colmar, moitié moins que sur la façade atlantique ! (source : Météo France)

  • Le drainage naturel des sols granitiques et la sécheresse relative favorisent la concentration des arômes, notamment dans les vins blancs de garde.
  • Les sols argilo-calcaires, plus fertiles et rétenteurs d’eau, peuvent modérer la vigueur de la vigne, rendant la maturité plus tardive mais les équilibres de sucres et d’acidité plus fins.
  • L’orientation et la pente nées de la faille rhénane amplifient l’effet du soleil du matin, accélérant la photosynthèse et la maturité.

C’est ainsi que la géologie et la topographie dessinent non seulement le goût du vin, mais aussi la main de l’homme : ici, les parcelles sont souvent petites, fragmentées, cultivées en terrasses, rappelant les gestes séculaires qui répondent à la pente et à la caillasse.

Des cépages révélés, du Riesling au Gewurztraminer

Si tous les cépages alsaciens puisent leur identité dans la terre, certains y dialoguent plus intensément. Le Riesling, « roi des cépages alsaciens », est un modèle d’adaptation géologique : vif et ciselé dans le granite de Ribeauvillé, plus large et minéral dans le calcaire de Zellenberg, opulent et épicé dans la marne de Turckheim.

  • Le Gewurztraminer : Il donne le meilleur de lui-même sur argiles et marnes, où la réserve hydrique du sol module la puissance de ses arômes.
  • Le Pinot Gris : Sa chair trouve un bel équilibre sur les sols volcaniques ou gréseux, favorisant des vins amples, parfois goûteux de notes fumées.
  • Le Sylvaner : Cépage souvent injustement jugé rustique, il brille sur les sols sablonneux et caillouteux du nord, où il prend des allures d’austérité minérale.

Cette adéquation entre sol et cépage explique la persistance d’encépagements traditionnels dans certains crus. À Guebwiller par exemple, sur les croupes du Grand Cru Kessler, le riesling cohabite depuis plus d’un siècle avec le pinot gris sur des marnes rouges si caractéristiques qu’elles colorent la poussière des sentiers.

Géologie et identité, une histoire de transmission

Si la géologie modèle le goût, elle façonne aussi la culture et l’imaginaire du vin. Les vignerons, véritables passeurs entre la roche et la bouteille, possèdent un langage précis : ils parlent de « sols de feu » pour le volcan, de « terres froides » pour certaines marnes, de « cailloutis » pour un granit.

C’est la connaissance intime de ces terroirs, transmise de génération en génération — y compris via la cartographie moderne, avec des relevés au GPS ou des sondages de profondeur — qui permet aujourd’hui à l’Alsace de revendiquer l’authenticité de ses Grands Crus. Le décret de 1975 (modifié depuis) qui a officialisé cette notion de Grand Cru, est l’un des rares à s’appuyer autant sur la géologie que sur la notoriété historique (source : INAO).

Terroirs alsaciens : un terrain vivant à redécouvrir

Parcourir les vignobles d’Alsace, c’est fouler des millions d’années d’histoire, sentir la vie dormante sous chaque cep, croiser parfois dans la brume matinale un tailleur de pierre ou un géologue amateur penché sur une strate. Cette terre si fragmentée, changeante au détour d’un chemin, offre encore d’innombrables mystères à qui veut la lire.

Au fond, c’est tout l’enjeu du terroir alsacien : permettre à chacun, verre en main ou en simple promeneur, de ressentir que dans chaque gorgée se cache une part du paysage, une présence de la géologie, une mémoire vivante du sol sous la vigne.

  • Pour aller plus loin : le livre « Terroirs d’Alsace » de Jean-Paul Schmitt et la carte interactive du Comité des Vins d’Alsace.